André Malraux, Discours, allocutions, conférences de presse de M. André Malraux, ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles1958-1969, s.l.n.d. [Paris, Ministère des Affaires culturelles, 1971], n.p. [178 p.]. Dossier non relié contenant 42 documents (https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i14351731/discours-d-andre-malraux-a-la-fete-de-jeanne-d-arc-a-orleans-8-mai-1961)

 

DISCOURS prononcé par Monsieur André MALRAUX Ministre d’État à l’occasion des fêtes de Jeanne d’Arc le 8 mai 1961 à Orléans

 

Le Gouvernement a souhaité qu’aujourd’hui son représentant ne prenne la parole que pour un hommage à la seule figure de notre histoire sur laquelle se soit faite l’unanimité du respect. La fidélité qu’Orléans, Orléans seule, lui a témoignée à travers les siècles, a fait oublier que Jeanne d’Arc est l’objet d’une aventure unique : la tardive découverte de sa personne n’affaiblit pas sa légende, elle lui donne son suprême éclat. Pour la France et pour le monde, la petite sœur de Saint-Georges devint Jeanne vivante par les textes du procès de réhabilitation : par ses réponses de Rouen, par le rougeoiement sanglant du bûcher.

 

Nous savons aujourd’hui qu’à Chinon, ici-même, à Reims, à la guerre, et même à Rouen, sauf pendant une seule et atroce journée, elle est une âme invulnérable. Ce qui vient d’abord de ce qu’elle ne se tient que pour la mandataire de ses voix : « Sans la grâce de Dieu, je ne saurais rien faire». On connaît la sublime cantilène de ses témoignages de Rouen : «La première fois, j’eu grand peur. La voix vint à midi ; c’était l’été, au fond du jardin de mon père… après l’avoir entendue trois fois, je compris que c’était la voix d’un ange… Elle était belle, douce et humble ; et elle me racontait la grande pitié qui était au royaume de France… Je dis que j’étais une pauvre fille qui ne savais ni aller à cheval ni faire la guerre… Mais la voix disait : "Va, fille de Dieu”…»

Certes, Jeanne est fémininement humaine. Elle n’en montre pas moins, quand il le faut, une incomparable autorité. Les capitaines sont exaspérés par «cette péronnelle qui veut leur enseigner la guerre». La guerre ? Les batailles qu’ils perdaient et qu’elle gagne… Qu’ils l’aiment ou la haïssent, ils retrouvent dans son langage le «Dieu le veut» des Croisades. Cette fille de dix-sept ans, comment la comprendrions-nous si nous n’entendions pas, sous sa merveilleuse simplicité, l’accent incorruptible avec lequel les Prophètes tendaient vers les rois d’Orient leurs mains menaçantes, et leurs mains consolantes, vers la grande pitié du royaume d’Israël ? Avant le temps des combats, on lui demande : « Si Dieu veut le départ des Anglais, qu’a-t-il besoin de vos soldats ?» « Les gens de guerre combattront, et Dieu donnera la victoire.» Ni saint Bernard ni Saint-Louis n’eussent mieux répondu. Mais ils portaient en eux la chrétienté, non la France. Et à Rouen, seule devant les deux questions meurtrières : « Jeanne, êtes-vous en état de grâce ? »

« Si je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y tenir ! » Et surtout la réponse illustre : « Jeanne, lorsque saint Michel vous apparût, était-il nu ?» «Croyez-vous Dieu si pauvre qu’il ne puisse vêtir ses anges ?»

 

Lorsqu’on l’interroge sur sa soumission à l’Eglise militante, elle répond, troublée, mais non hésitante : « Oui, mais Dieu premier servi ! » Nulle phrase ne la peint davantage. En face du dauphin, des prélats ou des hommes d’armes, elle écarte le secondaire, combat pour l’essentiel. Depuis que le monde est monde, c’est le génie même de l’action. Et sans doute lui doit-elle ses succès militaires. Dunois dit qu’elle disposait à merveille des troupes et surtout l’artillerie, ce qui était peut-être plus surprenant que difficile. Car les Anglais devaient moins leurs victoires à l’intelligence très réelle, mais élémentaire de leur tactique, qu’à l’absence de toute tactique française, à la folle comédie à laquelle Jeanne semble avoir mis fin. Les batailles de ce temps étaient très lourdes pour les vaincus ; nous oublions trop que l’écrasement de l’armée anglaise à Patay fut de même nature que celui de l’armée française à Azincourt. Et le témoignage du duc d’Alençon interdit que l’on retire à Jeanne d’art la victoire de Patay, puisque sans elle, l’armée française se fût divisée avant le combat, et puisqu’elle seule la rassembla.…

C’était en 1429 – le 18 juin.

« Avant tout, dit le Général de Gaulle, elle rétablit la confiance.» Dans ce monde où Ysabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement sur son journal l’achat d’une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée, elle refit l’armée, le roi, la France. Il n’y avait plus rien : soudain, il y eut l’espoir – et, ici-même, par elle, les premières victoires, qui rétablirent l’armée. Puis – par elle, contre presque tous les chefs militaires, le sacre, qui rétablit le roi. Parce que le sacre était pour elle la résurrection de la France, et qu’elle portait la France en elle de la même façon qu’elle portait sa foi.

 

Après le sacre, elle est écartée, et commence la série de vains combats qui la mèneraient à Compiègne pour rien, si ce n’était pour devenir la première martyre de la France. Nous connaissons tous son supplice. Mais les mêmes textes qui peu à peu dégagent d’une nuit étoilée de fleurs de lys son image véritable, son rêve, ses pleurs, l’efficace et fraternelle autorité qu’elle partage avec les fondatrices d’ordres religieux, ces mêmes textes dégagent aussi, de son supplice, deux des moments les plus pathétiques de l’histoire de la douleur.

 

Le premier est la signature de l’acte d’adjuration – qui reste d’ailleurs mystérieux. La comparaison du court texte français avec le très long texte latin qu’on lui faisait signer proclamait l’imposture. Elle signe d’une sorte de rond bien qu’elle ait appris à signer Jeanne. «Signez d’une croix.» Or, il avait été convenu entre elle et les chefs de guerre du dauphin que touts les textes de mensonge, tout les textes imposés, auxquels leurs destinataires ne devaient pas ajouter foi, seraient marqués d’une croix. Alors, devant cet ordre qui semblait dicté par Dieu même pour délivrer sa mémoire de ceux qui tenaient son corps en leur pouvoir, elle traça la croix de jadis, en éclatant d’un rire insensé… Le second moment est sans doute celui de sa plus affreuse épreuve. Si, tout au long du procès, elle s’en remit à Dieu, elle semble avoir eu, à maintes reprises, la certitude qu’elle serait délivrée. Et peut-être, à la dernière minute, espéra-t-elle qu’elle le serait sur le bûcher. Car la victoire du feu pouvait être la preuve qu’elle avait été trompée. Elle attendait, un crucifix fait de deux bouts de bois par un soldat anglais, posé sur sa poitrine, le crucifix de l’église voisine élevé en face de son visage au-dessus des premières fumées. (Car nul n’avait osé refuser la croix à cette hérétique et à cette relapse…) Et la première

flamme vint, et avec elle le cri atroce qui allait faire écho, dans tous les cœurs chrétiens, a cri de la Vierge lorsqu’elle vit monter la croix du Christ sur le ciel livide. Après quoi, Jeanne ne prononça plus qu’un mot : Jésus. Alors, depuis ce qui avait été la forêt de Brocéliande jusqu’au cimetières de Terre-Sainte, la vielle chevalerie morte se leva dans ses tombes. Dans le silence de la nuit funèbre, écartant les mains jointes de leurs gisants de pierre, les preux de la Table Ronde

et les compagnons de Saint Louis, les premiers combattants tombés à la prise de Jérusalem et les derniers fidèles du petit Roi Lépreux, toute l’assemblée des rêves de la chrétienté regardait, de ses yeux d’ombre, monter les flammes qui allaient traverser les siècles, vers cette forme enfin immobile, qui était devenue le corps brûlé de la chevalerie. 

« Comment vous parlait vos voix ?», lui avait-on demandé quand elle était vivante. « Elles me disaient : va, fille de Dieu, va, fille au grand cœur…» Ce pauvre cœur qui avait battu pour la France comme jamais cœur ne battit, on le retrouva dans les cendres, que le bourreau ne put ou s’osa ranimer. Et l’on décida de le jeter à la Seine, «afin que nul n’en fît des reliques ».

 

Car ce n’est pas seulement à Orléans, c’est dans la plupart des villes qu’elle avait délivrées qu’elle demeurait présente. Il était plus facile de la brûler que de l’arracher de l’âme de la France. Au temps où le roi l’abandonnait, les villes faisaient des processions pour sa délivrance. Puis le royaume, peu à peu, se rétablit. Rouen fut enfin reprise. Et Charles VII, qui ne se souciait pas d’avoir été sacré grâce à une sorcière, ordonna le procès de réhabilitation.

 

À Notre-Dame de Paris, la mère de Jeanne, petite forme de deuil terrifiée dans l’immense nef, vient présenter le rescrit par lequel le pape autorise la révision. Autour d’elle, ceux de Domrémy qui ont pu venir, et ceux de Vaucouleurs, de Chinon, d’Orléans, de Reins, de Compiègne… Tout le passé revient avec cette voix que le chroniqueur appelle une lugubre plainte : «Bien que ma fille n’ait pensé, ni ourdi, ni rien fait qui ne fût selon la foi, des gens qui lui voulaient du mal lui imputèrent mensongèrement nombre de crimes. Ils la condamnèrent iniquement et…» La voix désespérée se brise. Alors, Paris, qui ne se souvient plus d’avoir jamais été bourguignonne, Paris redevenue soudain la ville de Saint-Louis, pleure avec ceux de Domrémy et de Vaucouleurs, et le rappel du bûcher se perd dans l’immense rumeur de sanglots qui monte au-dessus de la pauvre forme noire.

 

L’enquête commence. Oublions, ah ! oublions le passage sinistre de ses juges comblés d’honneur, et qui ne se souviennent de rien. D’autres se souviennent. Long cortège, qui sort de la vieillesse comme on sort de la nuit… Un quart de siècle a passé. Les pages de Jeanne sont des homes mûrs ; ses compagnons de guerre, son confesseur ont les cheveux blancs. Ici débute, non le mythe, mais la mystérieuse justice que l’humanité porte au plus secret de son cœur. Cette fille, tous l’avaient connue, ou rencontrée, pendant un an. Et ils ont eux aussi oublié beaucoup de choses, mais non la trace qu’elle a laissée en eux. Le duc d’Alençon l’a vue une nuit s’habiller, quand, avec beaucoup d’autres, ils couchaient sur la paille : « Elle était belle, dit-il, mais nul n’eût osé la désirer.» Devant le scribe attentif et respectueux, le chef de guerre tristement vainqueur se souvient de cette minute, il y a vingt-sept ans, dans la lumière lunaire… Il se souvient aussi de la première blessure de Jeanne. Elle avait dit : « Demain, mon sang coulera, au-dessus du sein. » Il revoit la flèche transperçant l’épaule. Sortant du dos, Jeanne continuant le combat jusqu’au soir, emportant enfin la bastille des Tourelles… Revoit-il-il le sacre ? Avait-elle cru faire sacrer Saint-Louis ? Hélas ! mais, pour tous les témoins, elle est la patronne du temps où les hommes ont vécu selon leurs rêves et selon leur cœur, et depuis le duc jusqu’au confesseur et à l’écuyer, tous parlent d’elle comme les Rois Mages, rentrés dans leurs royaumes,

avaient parlé d’une étoile disparue… De ces centaines de survivants interrogés, depuis Hauviette de Domrémy jusqu’à Dunois, se lève une présence familière et pourtant unique, joie et courage, Notre-Dame la France avec son cocher tout bruissant des oiseaux du surnaturel. Et lorsque le XIXe siècle retrouvera ce nostalgique reportage du temps disparu, commencera, des années avant la béatification, la surprenante aventure : bien qu’elle symbolise la patrie, Jeanne d’Arc, en devenant vivante, accède à l’universalité. Pour les protestants, elle est la plus célèbre figure de notre histoire avec Napoléon ; pour les catholiques, elle sera la plus célèbre sainte française.

 

Lors de l’inauguration de Brasilia, il y a quatre ans, les enfants représentèrent quelques scènes de l’histoire de France. Apparut Jeanne d’Arc, une petite fille de quinze ans sur un joli bûcher de feu de Bengale, avec sa bannière, un grand bouclier tricolore et un bonnet phrygien. J’imaginais, devant cette petite République, le sourire bouleversé de Michelet ou de Victor Hugo. Dans le grand bruit de forge où se forgeait la ville, Jeanne et la République étaient toutes deux la France, parce qu’elles étaient toutes deux l’incarnation de l’éternel appel à la justice. Comme les déesses antiques, comme toutes les figures qui leur ont succédé, Jeanne incarne et magnifie désormais les grands rêves contradictoires des hommes. Sa touchante image tricolore au pied des gratte-ciel où venaient se percher les rapaces, c’était la sainte de bois dressée sur les route où les tombes des chevaliers français voisinent avec celles des soldats de l’An II…

 

Ô seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié ! Le plus mort des parchemins nous transmet le frémissement stupéfait des juges de Rouen lorsque Jeanne leur répond : « Je n’ai jamais tué personne. » Ils se souviennent du sang ruisselant sur son armure : ils découvrent que c’est le sien. Il y a trois ans, à la reprise d’Antigone, la princesse thébaine avait coupé ses cheveux comme elle, et disait, avec le petit profil intrépide de Jeanne, la phrase immortelle : «Je ne suis pas venue pour partager la haine mais pour partager l’amour.» Le monde reconnaît la France lorsqu’elle redevient pour tous les hommes une figure secourable, et c’est pourquoi il ne perd jamais toute confiance en elle. Mais dans la solitude des hauts-plateaux brésiliens, Jeanne d’Arc apportait à la République de Fleurus une personne à défaut de visage, et la mystérieuse lumière du sacrifice, plus éclatante encore lorsqu’elle est celle de la bravoure. Ce corps rétracté devant les flammes avait affreusement choisi les flammes ; et pour le brûler, le bûcher dut aussi brûler ses blessures. Et depuis que la terre est battue de la marée sans fin de la vie et de la mort, pour tous ceux qui savent qu’ils doivent mourir, seul le sacrifice est l’égal de la mort.

 

Ô Jeanne sans sépulcre, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, regarde cette vile fidèle ! Jeanne sans portrait, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des églises : à tout ce pour quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. Que les filles d’Orléans continuent à t’incarner tour à tour ! Toutes se ressemblent, toutes te ressemblent, lorsqu’en des temps difficiles comme celui-ci, elles expriment la fermeté, la confiance et l’espoir.